Votre remise en forme commence aujourd’hui !
Vous le savez aussi bien que moi : faire de l’exercice, c’est essentiel pour rester en bonne santé. Il n’y a rien de pire que de rester passif·ive et sédentaire; vous devez vous activer car si vous ne le faites pas, vous vous retrouverez dans une situation qui minera votre qualité de vie, vous fera vieillir prématurément et vous empêchera de profiter pleinement de votre trop court séjour sur cette foutue planète.

Je parle évidemment de la passivité face à l’injustice, à l’exploitation et à l’oppression. Vous êtes probablement comme moi, et vous vous êtes laissé·e aller pendant trop d’années; vos muscles ont perdu beaucoup du tonus nécessaire pour résister à un pouvoir politique qui avance de plus en plus vers le fascisme. C’est pour cette raison que vous avez besoin de vous entraîner et ça tombe bien, j’ai un programme complet de mise en forme et de gymnastique anarchiste à vous proposer.
Origines et principes de la gymnastique anarchiste
Le concept de gymnastique anarchiste n’est pas nouveau. Il a été formulé entre autres par l’anthropologue James C. Scott. Dans son livre Two Cheers for Anarchism (2012), il raconte avoir été frappé, lors d’un voyage en Allemagne, par l’attitude de la population qui semblait obéir instinctivement à toutes les règles – même si elles n’ont aucun sens. L’exemple qu’il donne est l’obéissance d’une soixante de piétons, massés sur le trottoir et qui attendaient patiemment le feu de circulation qui leur permettrait de traverser la rue, un soir où strictement aucun véhicule ne passait. Voici ce qu’il avait alors eu envie de dire à ces piétons :
Vous savez, vous et en particulier vos grands-parents, auriez eu avantage à faire preuve d’un peu plus d’esprit de transgression de la loi. Un jour, vous serez appelés à enfreindre une grande loi au nom de la justice et de la rationalité. Tout en dépendra. Vous devez être prêts. Comment vous préparerez-vous à ce jour où votre choix sera vraiment important ? Il faut « garder la forme » pour être prêts quand le jour arrivera. Ce dont vous avez besoin, c’est d’une gymnastique anarchiste (anarchist calisthenics). Chaque jour, si possible, enfreignez une loi insignifiante qui n’a aucun sens, ne serait-ce qu’en traversant la rue hors du passage piéton. Servez-vous de votre tête pour juger si une loi est juste ou raisonnable. De cette façon, vous resterez en forme; et quand le grand jour viendra, vous serez prêt.
Vous avez compris que lorsque Scott parlait de leurs grands-parents, il faisait référence à ces millions d’Allemands ordinaires qui ont cautionné, par leur passivité et leur obéissance, le régime nazi et ont ainsi permis l’organisation et la perpétration de la Shoah. Et la « grande loi » qu’il faudra enfreindre est bien entendu celle que n’importe quel gouvernement impose pour commettre des crimes contre l’humanité.
L’autre source historique de la gymnastique anarchiste vient des anarchistes individualistes du tournant du vingtième siècle, comme E. Armand, Zo d’Axa, Libertad, André Lorulot, Rirette Maîtrejean et tant d’autres. Celleux-ci prônaient l’objection de conscience généralisée et la désobéissance maximale et quotidienne; pour elleux, cette stratégie était beaucoup plus efficace pour miner le pouvoir de l’État et enrayer l’exploitation capitaliste que les modes d’action associés aux organisations révolutionnaires, comme les manifestations, les grèves ou la lutte armée. Avaient-iels raison ? Je ne saurais dire. Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas s’enfoncer dans la passivité et la résignation juste parce qu’on n’a pas la capacité de devenir militant·e professionnel·le et de dévouer tout son temps et son énergie à la Cause.
Lutter contre le pouvoir, se battre contre les structures sociales mortifères, ce n’est pas uniquement poser des gestes héroïques, romantiques et spectaculaires. Ça ne se résume pas à s’immoler par le feu, prendre les armes, faire sauter les banques et monter à l’assaut du palais d’Hiver. C’est surtout développer une attitude individuelle (et éventuellement une culture collective) de non-collaboration avec les institutions de contrôle social. Même les régimes les plus autoritaires et dictatoriaux ne peuvent pas se maintenir au pouvoir sans notre consentement et notre participation à notre propre exploitation, à notre propre domination. Et malgré ce que nos Maîtres essaient de nous faire croire, ils n’ont pas les moyens de toustes nous surveiller et nous contraindre – et il savent pertinemment qu’il en faut peu pour qu’une population devienne ingouvernable.
La gymnastique anarchiste consiste donc à s’exercer à la désobéissance et celleux qui s’y adonnent en retirent deux grands bénéfices pour leur santé. Le premier est immédiat et individuel : c’est la possibilité de dégager pour soi-même un espace d’autonomie, de liberté et de contrôle sur sa propre vie – adoucir le poids de nos chaînes, en quelque sorte. Le second est collectif et ses effets se font sentir à moyen et long terme : faire en sorte que le pouvoir soit tenu en bride et éventuellement dissolu – bref, améliorer grandement la santé publique.
Comment savoir si un exercice vous convient
Votre médecin de famille le confirmera : il ne faut pas se lancer dans un programme d’entraînement qui n’est pas adapté à votre situation. Certaines personnes jouissent de privilèges que d’autres n’ont pas et ces personnes ont, par le simple fait du hasard de leur naissance, davantage de facilité pour la transgression que d’autres. Ces privilèges sont multiples : votre genre, la couleur de votre peau, la façon dont vous vous conformez ou non au genre qui vous a été assigné, tout cela a un impact sur votre capacité à désobéir sans subir de conséquences désagréables. Une personne racisée risque beaucoup plus de se faire prendre lors d’un vol à l’étalage qu’une personne dite blanche et les conséquences seront pour elle beaucoup plus graves. Tout exercice peut causer des douleurs, sous la forme de problèmes avec les autorités; il faut donc choisir avec soin la routine qui vous convient en vous basant sur vos forces et vos vulnérabilités.
Dans un second temps, vous devez évaluer les risques auxquels pourraient faire face les personnes qui vous entourent. La gymnastique anarchiste a pour but d’améliorer votre santé et celle de vos proches, pas de rendre la vie encore plus pénible (si une telle chose est possible). Par exemple, si votre travail a un impact sur la santé ou la vie d’individus – comme dans un hôpital ou une tour de contrôle d’aéroport –, ce n’est pas une idée géniale de concentrer vos transgressions au boulot. Si, par contre, vous avez comme la plupart d’entre nous une bullshit job, allez-y gaiement. Certaines transgressions sont des crimes sans victimes. D’autres peuvent vous blesser et blesser les autres. Soyez prudent·es. Et souvenez-vous : les gouvernements et les entreprises privées ne font pas partie des « autres ».
Voici un questionnaire simple qui vous permettra de déterminer si un exercice vous convient.
- Quels sont les risques objectifs de me faire prendre par les autorités ?
- Quelles conséquences pourrai-je subir si je me fais prendre ?
- Même si je ne me fais pas prendre, quelles seront les conséquences de ma transgression :
- Pour moi-même ?
- Pour mes proches ?
- Pour les membres de ma communauté ?
- Si une de ces conséquences est négative, quelle est sa gravité ?
- Si quelqu’un d’autre commettait la même transgression, vous sentiriez-vous lésé·e ? (Merci à Kant pour cette dernière question.)
Votre programme de mise en forme
Si votre genre ou votre orientation sexuelle sont marginalisés, si vous êtes racisé·e, si la forme de votre corps ne correspond pas au canon esthétique du moment, si vous êtes en situation de handicap, vous avez déjà une longueur d’avance sur beaucoup de gens, parce que dans beaucoup de situations, le simple fait d’exister est en soi une transgression. Il y a fort à parier que vous désobéissez plus qu’une fois par jour, sans même avoir décidé de suivre le programme de mise en forme. Les autres partent de plus loin, n’ayant pas été aussi souvent forcé·es à transgresser. Les bénéfices restent toutefois les mêmes pour toustes !
Je vous présente donc quelques exercices à ajouter à votre routine, en ordre croissant de difficulté. Si vous êtes débutant·e, ne sautez pas directement au niveau expert ! Vous risquez des blessures – tant au sens figuré qu’au sens propre.
Les petites transgressions
Si vous commencez à vous remettre en forme après des années d’inactivité, choisissez une routine d’exercices de base qui redonneront du tonus à votre musculature de la désobéissance de façon graduelle et saine.
- L’impropriété vestimentaire est une transgression relativement simple qui pourtant en fait beaucoup pour signaler votre propension à ne pas vous en laisser imposer. Ne suivez pas le code vestimentaire de votre milieu de travail – même les flics le font en période de négociation de leur convention collective. Parfois, une couleur inappropriée de chaussures peut suffire. Portez des t-shirts arborant des slogans anti-autoritaires, féministes, anarchistes pour aller au bureau de l’aide sociale ou chez votre oncle réac. Tous les accessoires voyants et excentriques font leur effet. Vous pouvez aussi teindre vos cheveux en bleu – ça fait chier Mathieu Bock-Côté, pour une raison connue de lui seul.
- L’attentat à la politesse était jadis quelque chose de plus grave que maintenant. Fut un temps où porter un chapeau à la messe ou fumer en public lorsqu’on n’est pas un homme était objet de scandale. Maintenant, on entend des sacres même pendant des publicités, alors si c’est votre transgression de choix, vous allez devoir faire preuve d’ingéniosité. Tant que vous évitez les insultes haineuses envers les minorités et que vous n’exposez pas votre sexe à des gens non consentants, the sky is the limit. Allez-y, j’ai confiance en vous.
- L’infraction municipale est à intégrer dans toutes les routines. Marcher sur la pelouse, faire un petit somme sur un banc public, placer un bac à fleurs dans l’espace de parking devant votre logis, peindre l’extérieur de votre demeure en fluo sans avoir de permis, transformer la pelouse devant votre demeure en potager, voilà de petites transgressions qui ne font de mal à personne et qui offrent un entraînement à faible impact dont les résultats sont surprenants.
- La délinquance artistique est une façon créative de transgresser. Chanter et jouer de la musique sur la place publique sans permis est aussi une magnifique manière de désobéir. Le théâtre de rue et les arts du cirque gagnent une saveur exceptionnelle lorsqu’ils sont pratiqués à des endroits interdits. Déclamez un poème quand ce n’est vraiment pas le temps, ni l’endroit – le malaise créé sera sublime.
- La résistance festive est très liée à la délinquance artistique et peut être une des façons de faire la grève du zèle, dont je parlerai tout de suite après. L’idée est que quand on est occupé·e à fêter, on ne se consacre pas à accomplir ce que les autorités s’attendent de nous. Pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu (why not), à votre guise. Faites-le autant que possible lorsque ce n’est pas le temps de le faire, tel que déterminé par l’État et votre employeur. Prenez exemple sur le Schtroumpf fêtard et ne ratez jamais aucune occasion de schtroumpfer une petite fête.
La grève du zèle
On peut transgresser en ne faisant rien – ou alors, en faisant le moins possible. La grève du zèle existe depuis que les humains travaillent, c’est une de nos plus belles traditions. Ses avantages sont multiples; en plus d’être en soi un excellent exercice de désobéissance, elle permet de se dégager un espace personnel d’autonomie et d’acquérir le tonus musculaire nécessaire en prévision du jour où vous ferez la grève, tout court. Les exemples sont si nombreux qu’il est impossible pour moi d’être exhaustive.
- La grève de la ponctualité est si largement pratiquée qu’elle devrait être élevée au rang de sport national. Si vous pouvez le faire sans trop de conséquences, n’arrivez jamais à l’heure au boulot et surtout, partez avant la fin de votre quart dès que vous le pouvez. Et quand vous n’avez vraiment pas le choix d’être à l’heure, punchez pour vos collègues, iels vous le rendront au centuple.
- La prolongation des pauses est un phénomène naturel observable, notamment quand il fait beau et qu’on voudrait être ailleurs. Les pauses sont comme n’importe quel corps : elles se dilatent avec la chaleur.
- La procrastination sociale est un fameux moyen de diminuer la productivité générale du milieu de travail. Elle se résume à parler à vos collègues au lieu de travailler. Si votre superviseur vient vous avertir que vous n’êtes pas payé·e pour bavarder, dites-lui que vous êtes en séance de réseautage et que c’est un exercice de team building.
- Le détournement productif est une des plus belles choses qui soient. Il consiste à consacrer le temps passé sur le lieu de travail à accomplir des tâches qui ne sont pas celles qu’on vous a ordonné de faire et à utiliser les outils qui vous sont fournis pour produire autre chose que ce qu’on vous a engagé·e pour produire. Prendre des rendez-vous médicaux, réparer des objets personnels, mettre à jour votre site Web et faire de l’esprit sur les réseaux sociaux en sont d’excellents exemples. C’est une de mes transgressions préférées; la plupart de mes livres et même l’article que vous lisez en ce moment ont été écrits sur du temps payé par mes employeurs. J’en profite pour les remercier, même s’ils ne se reconnaîtront pas.
L’objection de conscience
Vous n’avez pas choisi d’être citoyen·ne, alors pourquoi vous plier à tous les devoirs qui viennent avec ce statut s’ils ne correspondent pas à vos convictions ? L’objection de conscience peut être bénigne ou lourde de conséquences, selon la situation et le contexte. Nous entrons ainsi dans les exercices de niveau intermédiaire.
- L’affront à la patrie est (pour le moment) exempt de conséquences sérieuses. Rester assis·e pendant l’hymne national est un classique. Fouler le drapeau aux pieds en est un autre. Plantez un mat devant chez vous et faites flotter un drapeau en lambeaux; les nationalistes s’en offusqueront, mais mettront ça sur le dos de votre paresse. Profitez-en avant qu’ils ne deviennent décomplexés et violents.
- L’abstentionnisme électoral est d’une facilité désarmante. Ne vous donnez pas la peine de voter blanc et faites autre chose de votre temps. Ne vous inquiétez pas des conséquences de ce non-geste : les politicards surestiment l’impact du vote. Rappelez-vous que la plupart des circonscriptions électorales sont des châteaux-forts et que dans presque tous les cas, les candidat·es sont à peu près interchangeables.
- Le refus commémoratif est souvent très mal vu en bonne société; il est en quelque sorte le double négatif de la résistance festive. Ne participez pas aux commémorations et célébrations d’institutions qu’il faut abattre, comme l’Église, l’armée, la nation et la monarchie. En ce qui me concerne, j’ajoute le couple hétérosexuel monogame dans le lot; fuck la Saint-Valentin. Vous pouvez aussi faire comme Georges Brassens et, le jour du 24 juin ou du premier juillet, rester dans votre lit douillet.
- L’objection de conscience alimentaire est de plus en plus répandue et c’est une excellente chose. Devenez vegan; non seulement vous participerez à la libération animale, mais vous ferez aussi chier un nombre surprenant de personnes qui trouvent ça insupportable.
- La résistance policière est à pratiquer jusqu’à ce que ça devienne un réflexe. Sa méthode est simple, mais pas toujours facile : ne parlez jamais aux flics, quelles que soient les circonstances. Ne leur ouvrez pas la porte s’ils n’ont pas de mandat et jamais, au grand jamais, ne devenez délateur·trice. Comme on le dit en astrologie : les Balances méritent d’avoir le Cancer.
- Le refus de servir sous les drapeaux est ce qu’on désigne habituellement sous le nom d’objection de conscience. Ça va du refus du service militaire et civil au refus de l’effort de guerre, en passant par le refus de l’enrôlement et la désertion. C’est aussi l’objection de conscience qui est la plus susceptible de vous attirer des ennuis; selon l’endroit où vous la pratiquez, cela peut vous mener en cour martiale, en prison ou devant le peloton d’exécution. C’est pour cela que le refus de servir sous les drapeaux est classé dans les exercices de niveau avancé, comme ceux qui suivent.
Le vandalisme
Quelqu’un, dont j’ai oublié le nom, a déjà dit : « le vandalisme est le seul mot en « isme » auquel j’adhère ». C’est une forme de désobéissance qui s’attaque à la propriété, qui est la chose la plus sacrée dans notre société, bien avant la vie humaine. Voilà pourquoi c’est un excellent exercice qui comporte toutefois des risques importants; incluez-le dans votre routine si vous êtes arrivé·e au niveau avancé.
- Le graffitage est un des beaux arts, je pense que tout le monde s’entend là dessus – sauf peut-être les propriétaires et franchement, qu’est-ce que ça peut nous foutre ? Décorez les murs de votre ville d’œuvres colorées et d’aphorismes remplis d’esprit et d’humour; elle n’en sera que plus belle. Si vous manquez d’inspiration, j’ai quelques slogans à vous proposer. Et n’oubliez pas que vous risquez une amende, voire la prison si vous vous faites prendre, même si c’est très peu fréquent.
- L’effraction est quant à elle beaucoup criminalisée. Il s’agit du forcement, de la dégradation ou de la destruction de tout dispositif de fermeture ou de barrière. La clôture et le cadenas sont les symboles parfaits de la propriété; attenter à leur existence est un très bon exercice pour des actions anticapitalistes plus conséquentes. Vous pouvez, par exemple, faire sauter le cadenas de la benne à ordures de l’épicerie quand elle contient des denrées comestibles. Les plus téméraires d’entre vous feront des trous dans les clôtures qui barrent la route vers une forêt, un lac ou tout autre endroit qui devrait être un bien commun; c’est bénéfique pour votre cardio, en plus.
- La destruction symbolique donne ses lettres de noblesse au vandalisme. Les pouvoirs en place aiment ériger des monuments en l’honneur de massacres et d’individus qui les ont perpétrés. Abîmer et même abattre ces monuments est un crime, mais c’est aussi un geste pour la santé mentale de tous et de toutes. Rappelez-vous que personne ne mérite une statue; un dessin au crayon de cire, oui, un buste taillé dans le beurre à la rigueur, mais pas une statue.
La reprise individuelle
Les anarchistes individualistes du siècle dernier appelaient reprise individuelle toute atteinte à la propriété destinée à prendre la part de la production collective qui nous revient sans attendre la permission de personne. Vous produisez déjà selon vos capacités – et probablement plus que nécessaire; à vous de prendre selon vos besoins. C’est comme la prise sur le tas ou le communisme, mais avant que le communisme ne soit instauré. Pour cette raison, la reprise individuelle est un excellent exercice qui vous prépare pour un monde sans propriété et sans argent, en plus de fortifier vos muscles de l’indocilité. Il y a évidemment le risque de se retrouver sous l’emprise du système judiciaire et carcéral, alors procédez de façon réfléchie et circonspecte.
- Le piratage est le degré zéro de la reprise individuelle. Existe-t-il encore quelqu’un qui ne l’a jamais fait ? Surtout dans le contexte où les bibliothèques, les musées et les salles de spectacles ferment les unes après les autres, faute de financement public. Télécharger des livres, des films et de la musique, c’est moins insultant pour les artistes que de recevoir la fraction de cent qui leur revient pour chaque streaming. N’oubliez pas qu’il existe une autre façon d’avoir accès à l’art : contacter l’artiste et lui demander une copie de son oeuvre. Si, en plus, vous lui offrez quelques malheureux dollars, vous serez surpris·e du résultat.
- Le vol à l’étalage est une activité saine, tant pour les grands que les petits. C’est tellement une bonne chose que c’est presque une faute morale de ne pas s’y adonner. Si vous êtes débutant·e et que vous avez besoin de conseils, j’ai un chouette texte à ce sujet !.
- Le vol au travail est si facile à réaliser que c’est à se demander pourquoi ça n’arrive pas plus souvent. Même l’employeur le plus rigoureusement honnête vous prive d’une partie de ce que vous produisez. Vous perdez un temps précieux de votre vie à faire des choses que vous n’avez pas envie de faire en fréquentant des gens que vous n’avez pas envie de fréquenter. Et ça, c’est lorsqu’on ne vous vole pas carrément une partie de votre salaire, ce qui arrive extrêmement souvent. Dans ces conditions, qu’attendez-vous pour reprendre votre dû ? Votre lieu de travail est rempli de marchandises qui n’attendent qu’à être cueillies; d’ailleurs, elles font de parfaits cadeaux d’anniversaire ou de mariage. Croyez-moi, votre partenaire sera ravi·e de recevoir une trancheuse à papier modèle commercial comme symbole de votre amour.
- La fraude de retours vous permet d’obtenir des marchandises gratuitement de la part des géants du commerce en ligne en profitant de leur politique de retour. Il s’agit simplement de dire que vous n’avez rien reçu ou que vous avez reçu une boîte vide. Si ce genre de chose vous intéresse, sachez que la peine encourue est aussi lourde que n’importe quel vol, alors allez-y parcimonieusement. Si vous commandez des iPhones à répétition et que vous demandez systématiquement un remboursement, les flics vont venir défoncer votre porte en moins de temps qu’il ne le faut dire « Amazon ». Ne le faites qu’à l’occasion et considérez ça comme un programme de récompenses mis en place par vous-même.
Le sabotage
Nous voici maintenant arrivé·es aux exercices de niveau expert, ceux qui s’attaquent directement au fonctionnement des institutions de pouvoir, de contrôle, de répression et d’exploitation. Le sabotage est une vieille tradition héritée du syndicalisme révolutionnaire et anarchiste qui mérite d’être remise au goût du jour. On le pratique en gros pour deux raisons : soit pour faire pression sur les employeurs qui refusent la négociation collective ou qui pratiquent le vol de salaire, soit pour stopper le fonctionnement des institutions qui agressent l’humanité ou l’environnement.
- Le sabotage industriel est évidemment le premier qui vient à l’esprit. Tous les mouvements de résistance le pratiquent, tellement les résultats sont probants. Si vous travaillez dans une shop ou un chantier, on vous confie nécessairement des outils et des machines complexes et essentiels à la production. Tout ce que vous avez à faire, c’est de commettre des erreurs; comme le dit le dicton, l’erreur est humaine – surtout si elle permet de retarder la livraison d’armement ou de pièces de pipeline. Inutile de vous dire que vous devez user de votre jugement et saboter de façon à ne pas mettre en danger la santé et la sécurité de vos camarades et du public. Autrement, n’hésitez pas à le faire parce que votre action donnera probablement plus de résultats pour stopper une entreprise écocidaire que des heures de manifestation et d’occupation par des militant·es écologistes.
- Le sabotage bureaucratique est d’une efficacité surprenante. Disons que vous gagnez votre vie comme fonctionnaire et que le gouvernement est contrôlé par des fascistes. Si vous décidez de rester en poste, il n’y a pour vous que deux choix possibles : suivre les ordres et vous retrouver éventuellement au banc des accusés d’un procès pour crimes contre l’humanité ou pratiquer le sabotage bureaucratique. Le but ici est de réduire au maximum la capacité de nuire des appareils de mort. Dans le cadre de votre travail, insistez pour passer systématiquement par les instances officielles pour approuver la moindre décision. Ne prenez jamais de raccourcis qui pourraient accélérer la prise d’une décision. Développez une obsession du formulaire correctement rempli. Faites un discours-fleuve interminable chaque fois que vous pouvez prendre la parole lors de réunions. Illustrez vos arguments par des anecdotes et des expériences personnelles qui n’ont rien à voir avec le sujet. Faites des corrections continuelles aux rapports qu’on vous demande d’approuver, soyez d’un perfectionnisme paralysant. Demandez des outils de très haute qualité qui sont chers ou difficiles à obtenir. Plaignez-vous si vous ne les obtenez pas. Organisez une réunion quand il y a du travail urgent à faire. Multipliez les procédures et les autorisations pour faire quoi que ce soit. Demandez des ordres écrits et faites semblant de mal les comprendre. Soyez obtus·e, tatillon·ne et buté·e. Répétez continuellement que la consigne, c’est la consigne et que vous n’avez aucun pouvoir discrétionnaire. Tout est de bonne guerre pour stopper un génocide.
- Le hacking est à la conjonction du vandalisme, du sabotage et de la reprise individuelle. Je vous donnerais bien des conseils, mais j’ai de la difficulté à mettre en marche mon laptop, alors je vais me contenter de dire que si vous hackez pour nuire aux États et aux corporations transnationales, je vous exprime toute mon admiration et ma gratitude. Si, par contre, vous le faites pour le compte d’un gouvernement qui veut nuire à ses adversaires ou aux populations, je vous invite cordialement à aller vous faire foutre.
Conclusion : la diversité des tactiques
Je ne vous ai présenté ici que les exercices de gymnastique anarchiste les plus courants. Il y a beaucoup d’autres façons de vous activer et je vous conseille de trouver celles qui vous conviennent le mieux. Je devine aisément que certains de ces exercices ne vous plaisent pas, qu’ils vont à l’encontre de vos valeurs ou qu’ils vous semblent contre-productifs. Je vous demande de faire l’effort d’admettre qu’aucune transgression, qu’aucune désobéissance, qu’aucune action militante n’est en soi et isolément suffisante pour vaincre l’État, le capitalisme, le patriarcat et tous les autres systèmes de domination hiérarchique. Je vous invite aussi à reconnaître qu’il existe toute une gamme de moyens de perturbation et que c’est par leur conjonction qu’on peut espérer ne pas se faire laminer par un ordre qui fonce à toute vitesse vers la catastrophe humaine, sociale et écologique.
Il ne s’agit pas seulement de tolérer les tactiques et pratiques des autres, mais aussi de respecter leur pertinence, et éventuellement de se mettre à réfléchir ensemble, stratégiquement, aux manières dont ces tactiques peuvent se complémenter et se renforcer mutuellement.
Je vais vous donner un exemple que je connais bien : le mien. Je trouve que la politique électorale et parlementaire est au mieux une perte de temps, au pire une façon de canaliser l’énergie des mouvements de contestation pour mieux les étouffer. Je ne me retiendrai jamais de le dire, mais je ne vous reprocherai jamais de voter ou de militer pour un parti qui promet des réformes qui vont dans le sens de la libération et de l’amélioration des conditions matérielles du plus grand nombre. Ce que je vais faire, c’est agir de sorte à ce que vous passiez pour des interlocuteur·rices modéré·es et raisonnables. Si, par une chance inouïe, les autorités décident de lâcher du lest et faire des concessions, vous serez en bonne position pour exiger le maximum. En contrepartie, je vais m’attendre à ce que vous ne me jetiez pas en prison ou que vous ne me mettiez pas une balle dans le crâne si d’aventure on vous confie les rennes du pouvoir. (On peut rêver.)
Vous auriez raison de me dire que tout cela est bien négatif et qu’on doit bâtir, pas seulement transgresser et détruire. L’étape suivante de votre entraînement sera axée sur la pratique de l’entraide et de la solidarité qu’on appelle l’action préfigurative. Je vous en parlerai bientôt – à moins que je ne me retrouve d’ici là en prison ou avec une balle dans le crâne. (On sait jamais.)
Bref. Comme le disait Charles d’Avray : c’est reculer que d’être stationnaire. N’attendez pas qu’il soit trop tard pour agir et commencez tout de suite votre entraînement. C’est votre corps (social) qui vous remerciera.
